CHAPITRE XII
PREMIER MOIS DE
L’ÉTÉ
(12e JOUR)
— Ainsi, c’était ce que tu voulais dire ?
La phrase avait la forme interrogative, mais. Renisenb lui donnait le sens d’une affirmation. À voix basse, comme effrayée elle-même de cette vérité qu’elle énonçait, elle ajouta :
— Satipy avait tué Nofret.
Le menton dans ses mains, elle était assise à l’entrée de la petite chambre de Hori, au Tombeau, et son regard plongeait au-dessous d’elle, dans la vallée. Elle pensait à ces mots qu’elle avait dits hier et qui lui apparaissaient aujourd’hui plus vrais encore que la veille : d’ici, la maison, les cultures, toutes ces menues silhouettes qui s’activaient dans la plaine, tout cela n’avait pas plus d’importance, pas plus de sens, qu’un nid de fourmis…
Les seules choses éternelles, c’étaient le soleil, qui brillait glorieusement dans le ciel clair, et le Nil qui, dans la lumière du matin, posait au loin comme une coulée d’argent. Khay était mort, Nofret et Satipy étaient mortes et, un jour, Hori et Renisenb mourraient eux aussi. Mais Râ continuerait à régner et, du soir au matin, à voguer dans sa barque à travers le royaume des Ombres. Le fleuve continuerait à couler et à baigner de ses eaux l’Éléphantine, Thèbes et, plus loin encore, cette partie de l’Égypte où Nofret avait vécu, où elle avait été gaie et heureuse.
Satipy et Nofret.
Renisenb, Hori ne lui ayant pas répondu, se mit à penser tout haut.
— J’étais tellement sûre que Sobek…
Elle s’interrompit.
— Une idée préconçue ! dit Hori.
Je reconnais, poursuivit Renisenb, que c’était stupide de ma part. Henet m’avait plus ou moins dit que Satipy était venue se promener par ici et que Nofret, et Satipy le savait, était montée au Tombeau. J’aurais dû m’apercevoir qu’il était évident que Satipy avait suivi Nofret, qu’elles s’étaient rencontrées dans le sentier et que Satipy avait précipité Nofret du haut de la falaise. Peu de temps auparavant elle avait d’ailleurs déclaré qu’elle se sentait « plus homme » qu’aucun de mes frères. Un peu plus tard, quand je l’ai rencontrée, j’aurais dû comprendre. Elle semblait effrayée et elle tenait absolument à me faire rentrer à la maison avec elle. C’était pour m’empêcher de trouver le cadavre de Nofret. Il faut vraiment que j’aie été aveugle pour ne pas voir la vérité. Mais Sobek me faisait tellement peur…
— Je sais ! Et cela parce que tu lui avais vu tuer une vipère…
— C’est exact !… Et puis, j’avais fait un rêve… Pauvre Sobek ! Je le jugeais bien mal. Ainsi que tu me l’as dit un jour, menacer et faire sont deux choses bien différentes. Sobek a toujours la bouche pleine de ses hauts faits, mais c’était Satipy qui, des deux, ne redoutait pas l’action !… Et, depuis ce changement de caractère, cette attitude craintive qui nous intriguait tous… Comment n’avons-nous pas compris la vérité ?
Levant la tête vers Hori, elle ajouta :
— Mais, toi, tu l’avais devinée ?
— Depuis quelque temps, répondit-il, j’étais persuadé qu’il y avait un rapport entre la mort de Nofret et cet extraordinaire changement de caractère que nous avions observé chez Satipy et qu’il fallait bien attribuer à quelque cause.
— Pourtant, tu n’as rien dit ?
— Le pouvais-je, Renisenb ? Que pouvais-je prouver ?
— C’est juste !
— Les preuves doivent être des faits, solides comme murs de brique.
— Tu m’as dit un jour que les gens ne changeaient pas réellement. Tu conviens pourtant que Satipy, elle, était bel et bien devenue autre ?
Le grave visage de Hori s’éclaira d’un sourire.
— Tu devrais défendre les gens devant le tribunal du Nomarque. Non, Renisenb, j’ai dit que les gens restent toujours eux-mêmes… et je crois toujours que c’est assez vrai. Satipy, comme Sobek, pouvait être très violente dans ses propos et j’admets qu’elle pouvait, à l’occasion, passer aux actes. Mais je crois qu’elle était de ces gens qui, manquant d’imagination, ne comprennent ce que sont les choses que lorsque celles-ci sont réellement arrivées. Jusqu’alors, elle n’avait au cours de son existence jamais eu à avoir peur de rien. Quand la peur est venue, elle s’est trouvée devant elle sans défense. Elle a alors découvert que le courage consiste essentiellement à faire face à l’inattendu… et, ce courage, elle ne l’a pas eu !
Très bas, Renisenb murmura :
— Quand la peur est venue… Oui, elle est entrée dans la maison le jour de la mort de Nofret. Elle était inscrite sur le visage de Satipy et nous avons tous pu la voir ! Et elle restait encore dans ses yeux, lorsque mourante, elle a prononcé le nom de Nofret… C’était comme si elle avait vu…
Sa voix se tut brusquement. Tournée vers Hori elle dit :
— Que pouvait-elle avoir vu, Hori, là-haut sur le sentier ? Nous n’avons rien vu ! Il n’y avait rien !
— Pour nous, non !
— Mais pour elle ?… C’est Nofret qu’elle a vue, n’est-ce pas ? Nofret, qui venait se venger… Mais Nofret est morte et sa tombe est murée ! Qu’a-t-elle pu voir ?
— L’image que lui montrait son esprit !
— Tu es sûr ? Parce que, si ce n’était pas…
Si ce n’était pas ?
Hori vit la main de Renisenb qui se tendait vers lui.
— Hori, maintenant que Satipy est morte, c’est vraiment fini ?
Il prit sa main dans la sienne et la serra fortement.
— Oui, Renisenb, c’est bien fini ! Et toi, du moins, tu n’as aucune raison d’avoir peur !
— Mais Nofret me haïssait.
— Nofret te haïssait ?
— C’est Esa qui me l’a dit.
— Évidemment, Nofret savait haïr et je me dis souvent qu’elle haïssait tout le monde en cette maison. Mais, toi, tu ne lui avais rien fait !
— Rien.
— Par conséquent, Renisenb, il n’y a dans ton esprit rien qui puisse venir obscurcir ton jugement.
— Tu veux dire, Hori que, si je descendais le sentier au soleil couchant, à l’heure même où Nofret est morte, je pourrais me retourner et que je ne verrais rien ? Je n’aurais rien à craindre ?
— Rien à craindre, Renisenb. D’autant plus que je t’accompagnerai…
Renisenb, fronçant le sourcil, secoua la tête.
— Non, Hori, je veux redescendre seule.
— Mais, pourquoi, petite Renisenb ? Tu n’auras pas peur ?
— Si, répondit-elle, je crois que j’aurai peur. Seulement, c’est une chose qu’il faut que je fasse. À la maison, ils sont tous là à trembler, à courir aux temples pour acheter des amulettes et à répéter qu’il est dangereux de suivre le sentier au coucher du soleil. Mais, si Satipy est tombée, ce n’est pas parce que des forces magiques l’ont poussée, c’est parce qu’elle a eu peur… peur du mal qu’elle a fait ! Elle avait enlevé la vie à une femme jeune et belle et heureuse de vivre. Moi, je n’ai rien fait de mal et, même si Nofret me haïssait vraiment, sa haine ne peut rien contre moi. C’est là ce que je crois et, de toute façon, plutôt que de vivre dans la peur, je préférerais mourir. C’est pourquoi je veux prouver à la peur que je ne la crains pas.
— Ce sont là des paroles courageuses, Renisenb.
— Elles expriment plus de courage que je n’en sens en moi, Hori.
Se levant, elle ajouta, avec un sourire :
— Mais ça m’a fait du bien de les dire.
Il était debout à côté d’elle.
— Je me souviendrai de tes paroles, Renisenb, et de la façon dont tu rejetais la tête en arrière en les prononçant. Elles prouvent qu’il y a en toi ce courage et cet amour de la vérité dont j’ai toujours su qu’ils étaient dans ton cœur.
Il lui prit la main et poursuivit :
— Regarde, Renisenb, regarde ! Tout ce que tu vois, la vallée, le fleuve, et tout ce que tu devines au-delà, c’est l’Égypte, notre pays. L’Égypte, dévastée par la guerre et par des querelles intestines pendant de trop longues années, divisée en de petits royaumes ridicules, mais qui bientôt, je l’espère, retrouvera son unité, la Haute et la Basse-Égypte se réunissant de nouveau pour former un seul pays qui recouvrera son ancienne grandeur. À ce moment-là, l’Égypte aura besoin d’hommes et de femmes possédant du courage… Des femmes comme toi, Renisenb ! Des hommes comme Imhotep, uniquement préoccupé de ses gains et de ses pertes, comme Sobek, vaniteux et hâbleur, comme Ipy, qui ne pense qu’à lui, comme le consciencieux et honnête Yahmose même, des hommes comme cela, à cette heure-là, ils seront à peu près inutiles à l’Égypte. Assis ici, vivant pratiquement parmi les morts, tout en faisant des comptes, j’ai découvert qu’il est des gains qui ne s’expriment pas en chiffres et des pertes autrement graves que celles d’une récolte. Je regarde le fleuve et je comprends que ce Nil, qui est le sang de l’Égypte, existait avant nous et qu’il continuera d’être après notre mort. La vie et la mort, Renisenb, ont bien peu d’importance. Je ne suis que Hori, un pauvre homme, mais quand mon regard se porte sur l’Égypte, je connais une paix intérieure et… oui, une exaltation, auxquelles je ne renoncerais pas pour devenir gouverneur de la province. Comprends-tu ce que je veux dire, Renisenb ?
— Je le crois, Hori… Enfin, un peu… Tu es différent de ceux qui se trouvent là, en bas, il y a déjà un certain temps que je le sais. Et quelquefois, quand je suis ici, près de toi, je ressens, moi aussi, très confusément, ce que tu ressens, toi, si clairement. Ce que tu veux dire, je le comprends. Quand je suis ici, les choses d’en bas, les querelles, les haines, l’agitation inutile et vaine, tout cela semble négligeable. On échappe à tout cela…
Le front soucieux, elle ajouta, d’une voix qui hésitait :
— Quelquefois, je… je suis contente de m’être ainsi évadée… et, pourtant, il y a quelque chose, là en bas… quelque chose qui me rappelle !
Il lui lâcha la main, recula d’un pas et, souriant gentiment, dit d’une voix douce :
— Je sais… C’est Kameni chantant sous le porche.
— Kameni ?… Je ne pensais pas à lui.
— Ça se peut très bien, Renisenb !… Mais je n’en crois pas moins que ce sont ses chansons que tu entends, sans même le savoir…
Elle posait sur lui un regard étonné.
— Tu dis des choses extraordinaires, Hori. On ne peut pas entendre ses chansons d’ici. C’est trop loin…
Hori poussa un très léger soupir et secoua la tête. Il y avait dans ses yeux une petite lueur amusée, dont Renisenb ne s’expliquait pas la cause, ce qui l’agaçait un peu.